La révolution battait son plein. Chaque jour, des têtes séparées des corps tombaient dans le panier de dame guillotine. Il était bien imprudent en ces temps d’oser dire ce qu’on pensait. Un mot de trop et la tête se retrouvait dans la situation d’un ballon de basket entrant dans le panier.
Le bourreau était très occupé, il n’avait même plus le temps de prendre ses R.T.T. ni même de congés. Cela lui procurait un bon salaire mais cela ne suffisait pas pour endiguer l’onde de dépression qui de temps en temps envahissait son âme.
Non point qu’il se désolait de son triste labeur. Au début, cela l’avait dérangé mais il s’était fait une raison : si ce n’était pas lui qui faisait le boulot, un autre l’aurait fait, et comme l’argent ne tombe pas du ciel, il avait accepté le job.
La cause de sa dépression était tout autre. Elle n’était due qu’à un seul homme. Un condamné qui était déjà passé plusieurs fois entre ses mains pour se faire décapiter, mais à chaque fois il s’en était sorti indemne.
Cet homme, révolutionnaire dans l’âme était un pacifiste doublé d’un révélateur perturbant. Utilisant la plume et le verbe il n’hésitait pas à révéler certains comportements, et vérités dérangeantes. Il avait l’art de manier les mots, jamais il n’accusait ou condamnait mais ses écrits provoquaient des remises en question dans tous les partis révolutionnaires.
Il était de ces hommes qui, débarrassé de toute notion de péché édictée par la religion, se sentait innocent. Spontané, humble et simple, il aimait les gens et par ses dires le leur faisait sentir. Il prêchait l’innocence originelle et cela dérangeait ceux et celles qui avaient besoin de « coupables » pour établir leur pouvoir. Le mot « coupable » n’existait pas dans son vocabulaire. Quand un être se montrait agressif ou méchant, il cherchait toujours à trouver la cause qui avait créé ce malaise.
Mais, en ce bas monde, les innocents dérangent. Aussi notre homme fut arrêté et condamné à avoir la tête séparée du corps. Sa dernière volonté fut de « chanter ». Cela ne fut pas sans surprendre le bourreau. Il refusa qu’on lui mette une cagoule, il semblait ne rien craindre.
Il posa sa tête sous la guillotine, et le bourreau accéda la manette. Et c’est là que tout commença. Le mécanisme s’enrailla et la lame se bloqua. Selon la loi en vigueur, l’Homme fut gracié car il était convenu que c’était sans doute un signe du Ciel.
Une fois libéré, l’Homme recommença ses écrits et prêches et fut à nouveau arrêté. Mais le processus se reproduisit. À nouveau le mécanisme s’enraya. Une fois passe, deux fois pourquoi pas se disait le bourreau mais au bout de la sixième fois, il commença à déprimer.
Il alla trouver le condamné et lui dit :
encore vous ! ce n’est pas possible. cela fait déjà cinq fois qu’on vous confie à moi et à chaque fois, la guillotine tombe en panne. vous êtes sorcier ? votre chant c’est une incantation magique ?
je veux bien vous révéler mon secret mais çà ne va pas vous plaire.
tant pis, dites moi.
vous me croyez coupable ?
bien sûr, puisque que vous avez été jugé.
Etes- vous certain que tous ceux que vous avez guillotinés étaient coupables ?
je ne sais pas !, ce n’est pas moi qui juges.
parmi ces gens il y n’avait que des innocents, mais ils se sentaient coupables et vous aussi et vous avez pu leur couper la tête à cause de cette croyance.
c’est quoi ce charabia, je n’y comprends rien ?
moi, je suis convaincu que je suis innocent, je ne suis pas coupable et donc vous ne pouvez pas me couper la tête, c’est impossible. Comment pourriez- vous couper quelqu’un qui n’est pas coupable ! c’est cela mon secret.
vous jouez avec les mots là !
peut-être mais çà marche ! la langue française est pleine de mystères.
Il va sans dire que le lendemain, le bourreau était encore plus mal en point, car il appréhendait le moment où la lame allait encore se bloquer et c’est ce qui arriva. Cela le perturba à tel point, que cette appréhension finit par l’obnubiler et à chaque fois qu’il regardait sa prochaine victime et pensait qu’elle était non coupable, la guillotine dysfonctionnait.
Pour ne pas déprimer davantage, il donna sa démission. Il devint ami avec celui qu’il avait tenté de décapiter plusieurs fois et afin de réparer ses erreurs passées, il prêcha lui aussi l’innocence originelle, ce qui sauva la vie a une multitude de futures victimes.
Il faut si peu de choses pour changer le monde, un simple changement de regard et tout est possible.
Christian Yves- Wydyr